Megrendelés

Camille Broyelle[1]: Droit de l'Union européenne et constitutions nationales (Annales, 2022., 107-111. o.)

https://doi.org/10.56749/annales.elteajk.2022.lxi.9.107

Abstract

Strengthened by EU law, national constitutions have so far also been instruments for strengthening the rule of law in the European Union. Recently, they have been used by national judges against this legal order.

Keywords: national constitutions, equivalence of protections, Europe of judges, constitutional identity, primacy, ultra vires

I. Introduction

Avec ce thème, nous abordons frontalement le næud des tensions actuelles entre les États et l'Union européenne. C'est en effet sur ce terrain, celui des relations entre la Constitution et le droit de l'Union, que se joue la remise en cause du projet européen, la Constitution étant utilisée contre l'Union européenne et parfois aussi contre le modèle de l'État de droit dont elle est pourtant l'élément constitutif.

Le sujet, ancien,[1] est d'une actualité brûlante, que l'on songe à la décision du Tribunal constitutionnel polonais du mois d'octobre 2021[2] ou, dans un registre différent, à celle de la Cour constitutionnelle de Hongrie, du mois de décembre 2021. L'enjeu est considérable, politique et sociétal, et les « cartes » sont entre les mains des juges nationaux qui doivent trouver des solutions en empruntant le vocabulaire juridique, c'est-à-dire en se pliant (ou en prétendant se plier) aux contraintes du raisonnement juridique. On a coutume de parler de « l'Europe des juges », c'est-à-dire d'une Europe bâtie par les juges. Mais on le mesure aujourd'hui, l'Europe des juges, c'est également l'Europe détruite par les juges.

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Ce risque - les « europhiles » considèreront qu'il s'agit d'un risque - vient paradoxalement de ce que l'Europe a renforcé les constitutions nationales, leur donnant la vigueur nécessaire pour promouvoir le droit de l'Union (II.) mais aussi pour se retourner contre lui (III.).

II. Constitutions et promotion du droit de l'Union européenne

Le droit européen, notamment le droit de l'Union, a exercé un rôle moteur dans l'amélioration des procédures permettant la protection des constitutions nationales. C'est le cas en France. Le contrôle de constitutionnalité de la loi a posteriori, que toute partie à un procès peut déclencher, a été institué, en 2010,[3] sous l'influence du droit européen.

Affermies par le droit de l'Union, les constitutions nationales sont, dans un mouvement inverse, des vecteurs puissants de promotion et d'instauration de l'Etat de droit au sein même de l'Union européenne. La jurisprudence Solange de la Cour constitutionnelle allemande[4] a considérablement æuvré pour la protection des droits fondamentaux à l'échelle européenne. Sans elle, la Cour de justice n'aurait probablement pas mis en place la protection des principes généraux du droit communautaire, « inspirés », comme ce sera écrit plus tard dans les textes fondateurs, des traditions constitutionnelles nationales. Sans la jurisprudence Solange de la Cour de Karlsruhe, les États n'auraient peut-être pas adopté la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Les Constitutions nationales ont ainsi été moteurs dans l'instauration d'un « Etat de droit » au niveau européen, et de renforcement de l'ordre juridique européen.

La Constitution est parfois aussi utilisée par les juges nationaux pour justifier la primauté du droit de l'Union sur la Constitution elle-même. On songe ici aussi au cas français : pour justifier l'absence de contrôle de constitutionnalité des lois ou des actes réglementaires permettant la mise en æuvre en droit interne des directives ou règlements, le Conseil constitutionnel français puis le Conseil d'État ont invoqué la Constitution. En s'appuyant sur une disposition assez obscure du texte constitutionnel,[5] ils ont soutenu que la Constitution elle-même leur imposait de ne pas contrôler la constitutionnalité des actes de transposition des directives ou d'adaptation du droit pour la mise en æuvre d'un règlement, à condition toutefois que ne soit pas en cause un

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principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (Conseil constitutionnel[6]) ou une exigence constitutionnelle ne bénéficiant pas d'une protection équivalence en droit de l'Union (Conseil d'Etat[7]).

Suscité par le droit de l'Union, l'éveil des constitutions nationales a ainsi joué en faveur du droit de l'Union européenne, d'un point de vue substantiel et procédural. Il joue aujourd'hui contre le projet européen.

III. Constitutions nationales et remise en cause du droit de l'Union européenne

La Cour constitutionnelle allemande a, de façon assez spectaculaire, ouvert une brèche le 5 mai 2020 en jugeant, au nom de la Loi fondamentale, que les institutions européennes avaient outrepassé leurs compétences[8] et en refusant de se conformer à un arrêt préjudiciel de la Cour de justice. En juillet 2021, le Conseil d'Etat français invoque l'équivalence des protections, dont un principe constitutionnel doit bénéficier en droit de l'Union pour échapper à la sanction du juge national, afin de justifier la primauté des exigences de la sécurité nationale sur la jurisprudence de la Cour de justice.[9] Le 7 octobre 2021,[10] le Tribunal constitutionnel polonais juge qu'en condamnant la Pologne sur la base de dispositions du traité contraire à la Constitution polonaise, la Cour de justice avait outrepassé sa compétence.[11] Le 15 octobre 2021,[12] le Conseil constitutionnel français invoque l'identité constitutionnelle et lui donne pour la première fois un contenu (l'interdiction de déléguer des compétences de police à des personnes privées), pour expliquer qu'il pourrait s'opposer à la primauté du droit de l'Union sur la constitution française. Le 7 décembre 2021,[13] la Cour constitutionnelle hongroise a rappelé une doctrine proche de l'utra vires qui écarte la primauté du droit de l'Union lorsque

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celui-ci méconnait un droit fondamental, l'identité constitutionnelle de la Hongrie ou sa souveraineté. Ou encore, et pour limiter ici les exemples, le Conseil d'État français a considéré que devait primer sur les exigences européennes contraires le principe constitutionnel de libre disposition des forces armées, ce dernier ne recevant pas, en droit de l'Union, une protection équivalente à celle dont il bénéficie en droit français.[14]

Dans tous les cas, les mobiles qui animent les juges sont évidemment éminemment politiques : en brandissant leur Constitution, les juridictions nationales opposent tout simplement la souveraineté de leur État qu'il serait inacceptable, selon eux et dans certains des cas dont ils sont saisis, d'abandonner aux institutions européennes, notamment à la Cour de justice. Mais précisément, la résistance étant opposée par des juges, elle s'exprime dans la langue du droit et se plie (ou feint de se plier) à la grammaire et aux raisonnements juridiques. Et l'on découvre alors, en examinant les décisions mentionnées ici, que le vocabulaire juridique s'est considérablement enrichi, les justifications apportées par les juridictions nationales offrant une palette de nuances extrêmement riche destinée à transmettre un message aussi précis que possible aux institutions européennes.

Toutes les juridictions nationales se sont ainsi arrogé le droit de faire prévaloir leur Constitution sur le droit de l'Union, mais toutes ne le formulent pas de la même façon. Au regard du projet européen, le discours le plus violent est certainement celui articulé autour de l' « ultra vires ». Derrière ce vocabulaire, étranger à certaines traditions juridiques, s'abrite la prétention de celui qui l'emploie à apprécier un acte du droit de l'Union au regard du droit de l'Union lui-même. Sortant du cadre national, la juridiction se place alors sur le terrain du droit européen. Rien de tel avec l'argument de « l'identité constitutionnelle » ou celui « l'équivalence des protections », qui conduisent les juges qui les invoquent à apprécier le droit de l'Union au regard seulement de leur propre ordre juridique.[15] Enfin, entre la brutalité de l' « ultra vires » (dont on ne mesure pas encore toutes les implications) et les formules plus policées du « principe inhérent à l'identité constitutionnelle » ou de « l'équivalence des protections », une gradation de termes existe qui exprime une plus ou moins grande propension du juge national à entamer un véritable dialogue avec la Cour de justice. C'est ainsi par exemple que le principe d'identité constitutionnelle, invoqué par le Conseil constitutionnel français, fait référence, comme l'avait indiqué un ancien président du Conseil constitutionnel,[16] à ce qui est « distinctif » et non pas à ce qui est « crucial », le juge se gardant ainsi d'établir une hiérarchie entre les principes constitutionnels, selon leur importance.[17]

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Qu'il s'agisse de la faire ou de la défaire, l'Europe des juges prend pour levier les constitutions nationales. Quoi qu'ils leur fassent dire, les juges doivent se plier ou feindre de se plier à la grammaire du droit et aux exigences du raisonnement juridique. Certainement pas suffisantes pour protéger l'Etat de droit - européen ou national -, ces contraintes sont cependant nécessaires. Elles supposent alors, entre autres, l'existence de véritables juges, indépendants et impartiaux. Quel que soit son destin, l'Europe des juges doit être celle de véritables juges. ■

REMARQUES

[1] Pour la littérature classique en la matière, en langue française, V. notamment, L. Dubouis, Le juge français et le conflit entre norme constitutionnelle et norme européenne, in Mélanges J Boulouis, (Dalloz, 1992) 205. ; V. Constantinesco, Les rapports entre les traités et la Constitution : du droit interne au droit communautaire, in Mélanges G. Cohen-Jonathan, (Bruylant, 2004) 463. ; J.-P. Jacqué, Droit constitutionnel national, droit communautaire, CEDH, Charte des Nations Unies. L'instabilité des rapports de système entre ordres juridiques, (2007) 69 (1) Revue française de droit constitutionnel, 3-37., 3., https://doi.org/10.3917/rfdc.069.0003

[2] Tribunal constit. polonais, 7 oct. 2021, JCP 2021, doctr. 1181, étude F. Martucci.

[3] Réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008.

[4] Cour constit. allemande, 29 mai 1974, 2 BvL 52/71.

[5] Art. 88-1, Constitution française : « La République participe à l'Union européenne constituée d'États qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l'Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, tels qu'ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

[6] Cons, const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, et avant, Cons, const. 10 juin 2004, n° 2004-496 DC.

[7] CE, ass., 8 févr. 2007, n° 287110, Sté Arcelor, Rec.; RFDA 2007, p. 384, concl. Guyomar.

[8] BVerfG., 5 mai 2020, 2 BvR 859/15 ; JCP G, 2020, étude 707, F. Martucci ; RTD eur. 2020. 785 (dossier spécial) ; F. C. Mayer, The Ultra Vires Ruling : Deconstructing the German Federal Constitutional Court's PSPP decision of 5 May 2020, (2020) 16 (4) European Constitutional Law Review, 733-769., 740., https://doi.org/10.1017/S1574019620000371

[9] CE, ass., 21 avr. 2021, n° 393099, French Data Network, Rec. ; RFDA 2021. 421, concl. Lallet ; AJDA 2021. 1194, chron. C. Malverti et C. Beaufils.

[10] https://trybunal.gov.pl/postepowanie-i-orzeczenia/wyroki/art/11662-ocena-zgodnosci-z-konstytucja-rp-wybranych-przepisow-traktatu-o-unii-europejskiej (consulté le : 30.12.2022).

[11] Sur cette décision, F. Reverchon, https://blog.juspoliticum.com/2021/10/19/le-nouvel-arret-du-tribunal-constitutionnel-polonais-sur-lapplication-du-droit-europeen-quelles-consequences-juridiques-par-florian-reverchon/ (consulté le : 30.12.2022).

[12] Cons. const. 15 oct. 2021, n° 2021-940 QPC, Sté Air France.

[13] http://public.mkab.hu/dev/dontesek.nsf/0/1DAD915853CBC33AC1258709005BB1A1?-OpenDocument (consulté le : 30.12.2022).

[14] CE, ass., 17 déc. 2021, n° 437125, RFDA 2022. 117, concl. Le Corre ; AJDA 2022. 273, chron. C. Malverti et C. Beaufils.

[15] S. Frisch, Le contrôle national de constitutionnalité a posteriori du droit de l'Union européenne à la lumière de la jurisprudence récente, (2022) (7) La revue des juristes de Sciencespo.

[16] P. Mazeaud, Væux du Président du Cons. const. au Président de la République, Nouv. Cahiers du Cons. const. 2005, n° 18.

[17] Sur ce point, P. Deumier, note sous Cons. const., 15 oct. 2021, n° 2021-940, QPC, Sté Air RTD civ. 2022, 89.

Lábjegyzetek:

[1] L'auteur est Professeure de droit, Université Paris Panthéon-Assas.

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