https://doi.org/10.56749/annales.elteajk.2022.lxi.4.55
This article discusses various reactions related to legal sovereignty deployed by several supreme courts from Member States of the European Union. It focuses on the French Constitutional Council's decision from 2006 that created a new jurisprudential concept: "inherent principles from the French constitutional identity". This implies that, in order to transpose directives or regulations into domestic law, it is first necessary to amend the national constitution. These principles are given concrete expression in the outcome of the "application for a priority preliminary ruling on the issue of constitutionality" from 21 October 2021 entitled Société Air France. This study reveals that even though the supremacy of the principles of European law is guaranteed by the European Union Treaty, the domestic supreme courts want to remain legally sovereign with the option of overriding European Union law with national constitutions. The national supreme courts want to remain the permanent guardians of their fundamental laws. The European Union is thus challenged to tolerate these emancipatory impulses while ensuring the maintenance of maximum integration in its Member States.
Keywords: rule of law, European Union, constitutional identity, legal sovereignty, European integration, rule or principle inherent in France's constitutional identity, application for a priority preliminary ruling on the issue of constitutionality
La liberté, c'est bien là le socle de l'État de droit. La liberté ne peut être maintenue que grâce aux garde-fous que bâtissent nos cours constitutionnelles et plus largement nos constitutions. Ceux qui exercent les libertés sont non seulement bénéficiaires et rentiers
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des libertés, mais ils en sont également les vigilants gardiens. Surtout lorsque s'ouvre une ère (pas si nouvelle) où les atteintes à l'État de droit semblent vouloir se multiplier.[1]
Et pourtant tout avait si bien commencé... Au crépuscule de la seconde guerre mondiale, la tendance universaliste, la promotion de l'État de droit, la vigueur contre le colonialisme et l'accélération du passage aux droits de l'homme étaient autant de preuves d'une affirmation démocratique.
A l'échelle européenne c'est l'intégration pas à pas, grâce aux pionniers de l'Union qui semblait traduire au mieux la progression de l'État de droit. Mais c'est sans compter avec l'émergence des difficultés qu'apportent les crises globales contemporaines. La crise sécuritaire résultant du terrorisme surtout depuis 2001, les crashs économiques et financiers comme en 2007 avec la faillite de Lehman Brothers, la crise des subprimes, la crise migratoires depuis 2012, et la crise sanitaire bien sur depuis 2019. Sur le plan politique on constate déjà une résurgence des nationalismes à la chute de l'URSS, puis une disposition croissante à l'euroscepticisme dont le Brexit de 2016 constitue l'acmé.
L'ensemble de ces rebonds s'accompagne d'une résurgence du souverainisme légal. Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, on voit émerger une résistance à la toute-puissance du droit européen et en particulier contre la jurisprudence de la cour de justice de l'Union européenne (CJUE).
Le 7 octobre 2021, le tribunal constitutionnel de Pologne rendait une décision qui provoqua le saisissement sinon la fureur de Bruxelles et des classes politiques européennes. En substance, la cour suprême polonaise déclarait contraires à la constitution qu'elle défend, trois articles issus du traité de l'union européenne remettant en cause, la primauté du droit de l'union sur son droit interne.
Mais la réaction souverainiste polonaise[2] est loin d'être isolée dans l'Union.[3] Dans le même sens, les cours constitutionnelles Allemande, Danoise et Italienne, avaient, certes avec plus de souplesse, déjà défié la primauté du droit européen sur leurs lois fondamentales internes.
Alors qu'en est-il en France ? Alors même que la France s'incarne (ou s'incarnait?) comme un des pays bâtisseur de l'intégration européenne, sa cour suprême semble s'attacher à toujours offrir des moyens de contrecarrer la suprématie du droit européen (dans les années soixante dix déjà, puis plus récemment dans les années 2000).
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Le conseil constitutionnel a su progressivement accroître son arsenal pour affronter avec flegme le débat sur la supériorité du droit communautaire sur le droit national.[4]
En ce sens il faut examiner, même brièvement, les décisions rendues par les juges de la rue de Montpensier en 2004 puis en 2006, qui ont participé à l'élargissement de la gamme des instruments de contrôle du conseil.[5]
La décision du 10 juin 2004 retient certes l'incompétence de la cour constitutionnelle pour analyser la conformité à la Constitution de dispositions législatives qui appliquent des directives d'effet direct, mais elle assure que son contrôle pourrait néanmoins s'opérer pleinement si la loi de transposition contenait une « disposition expresse contraire à la Constitution ».
Quant à la décision du 27 juillet 2006, qui nous intéresse plus encore, elle a donné lieu à la création d'une nouvelle notion : les principes inhérents à l'identité constitutionnelle française qui impliquent que, pour transposer les directives ou règlements en droit interne, il faudra au préalable modifier la constitution. Ces PIICF (puisque les constitutionnalistes raffolent des acronymes mêmes les plus indigestes) pourraient s'analyser de la même manière que nos PFRLR, ou PGD, soit comme une nouvelle source du droit. Ces principes sont donc de nature quasi supra-européenne, sauf que le juge constitutionnel, même en ayant repris cette formulation à plusieurs occasions, n'en a jamais dégagé un seul. Le Conseil d'Etat a, en parallèle, suivi un raisonnement comparable notamment lorsque le droit français offre plus de garanties que le droit européen[6] (Arrêt Société Arcelor Lorraine 2007 et arrêt France data network 2021). À l'occasion de ces arrêts la doctrine s'interroge quand à la nature concrète de ces principes. Cette interrogation n'a rien d'inédit si l'on considère les précisions déjà fournies par le juge administratif sur la méthode d'identification de l'identité constitutionnelle Française. En ce sens le Conseil d'Etat indique que constituent de tels principes ceux qui parmi les normes constitutionnelles incarnent le particularisme de l'ordre juridique français, dans le cas où ils n'auraient pas de garantie identique dans l'ordre juridique communautaire.[7]
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L'inédite découverte de « l'identité constitutionnelle française » a cela d'ironique qu'elle est directement d'origine européenne.[8] Car les PIICF sont bel et bien issus de la crainte anticipée que représentait le projet mort-né de constitution européenne. Si la constitution est abandonnée sans sommation par les peuples français et hollandais par la (dangereuse) voie référendaire, le concept « d'identité constitutionnelle française » demeure pour sa part gravée dans le marbre.
Longtemps donc, (15 ans environ) les principes inhérents à l'identité constitutionnelle française sont demeurés coquilles vides.[9] Jusqu'à la décision du 15 octobre 2021 où ils trouvent enfin leur traduction concrète lorsque le conseil constitutionnel est consulté par voie de question prioritaire de constitutionalité avec la QPC Société Air France.
En l'espèce, la société Air France s'est trouvée condamnée sur la base des articles L 213-4 et L 625-7 al. 1[er] du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. En réalité ces dispositions mettent en æuvre la convention d'application de l'accord de Schengen du 19 juin 1990 complétée et précisée par la directive 2001/51/CE du 28 juin 2001. Et selon ses dispositions les transporteurs sont chargés de ramener vers un État tiers et dans les plus brefs délais les personnes étrangères qui se sont vu refuser l'entrée sur le territoire des pays signataires. Le refus de procéder à ce réacheminement rendant ces transporteurs susceptibles d'une amende maximum de 30 000 €.
La société Air France conteste la légalité de deux amendes au montant qu'elle juge trop élevé, d'abord devant le Conseil d'État, avant de consulter par voie de question prioritaire de constitutionnalité, le conseil constitutionnel.
La société Air France reproche d'une part la méconnaissance du droit à la sûreté et du principe de la responsabilité personnelle et de l'égalité devant les charges publiques. Et d'autre part (et cela attise plus encore notre intérêt) l'obligation pour les compagnies aériennes de réacheminer des personnes étrangères dont l'accès au territoire national a été dénié, notamment dans le cas où le comportement de ces passagers présente un risque de sécurité à bord de l'appareil.
Ces dispositions sont de nature à créer une délégation à une personne privée, des compétences de police administrative générale qui sont indissociables de l'exercice de la force publique, et donc contraire aux dispositions de l'article 12 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Si les premiers moyens sont écartés
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légitimement et sans difficulté par le Conseil, le troisième moyen semble devenir le bastion où viennent se loger des affirmations aux accents souverainistes. Il peut sembler en effet que la cour suprême aurait pu facilement écarter ce moyen, particulièrement en rappelant que les transporteurs ne font qu'appliquer une décision prise par l'autorité de police aux frontières. Cela ferait obstacle à la pleine délégation de pouvoir de police à une personne privée.
En n'écartant pas de la sorte ce dernier moyen, les sages du palais Montpensier ont souhaité se doter d'un outil de contrôle supplémentaire pour la transposition des directives européennes en droit interne. S'inscrivant ainsi dans une tendance plus souverainiste.
Si la création des principes inhérents à l'identité constitutionnelle en 2006 semblait osée, la décision de 2021 vient quant à elle parachever une ambition plus politique et émancipatrice. La supériorité de la Constitution en ressort renforcée voire raffermie avec vigueur. Le grand mérite de cette décision vient essentiellement du fait qu'elle répète à la suite les juridictions constitutionnelles allemande (5 mai 2020) et polonaise (7 octobre 2021), qu'il existe une limite infranchissable de souveraineté dont le droit européen ne peut s'affranchir. Quand bien même un principe de primauté du droit européen est énoncé par disposition protocolaire dans le Traité sur l'Union européenne. Les cours suprêmes nationales sont et demeurent les gardiennes permanentes des lois fondamentales des États membres. Comme en témoigne la limite tracée par le traité lui-même en son article 4 § 2 (« L'Union respecte l'égalité des Etats-membres devant les traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »).
Bien que la France se range dans une voie bien moins souverainiste que la Pologne, il semble qu'à l'avenir il faille se résoudre à la multiplication des conflits d'autorité entre les juges nationaux et les juges de la CJUE.
Néanmoins il serait injuste de dire que l'Union n'a pas conscience des défiances qui lui sont objectées et qu'elle n'aurait pas su y réagir. Déjà parce que le préambule du Traité de l'Union Européenne de 1992 rappelle que, certes les États membres sont « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe », tout en précisant qu'au sein de l'Union, « les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité », amorçant ainsi une phase de retour en force des États.[10]
D'ailleurs entre 1992 et la Déclaration de Leaken de 2001, l'Union ne fait nul mystère que l'intégration est un processus réversible (le Brexit cahoteux mais effectif
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en est la preuve) basé sur une reconnaissance du modèle souverainiste, renforcé par un principe d'identité nationale et par une restitution de certaines tâches aux États.[11]
Plus encore le Traité de Lisbonne de 2007 va jusqu'à instaurer la technique de la non participation ou « lopting out »[12] et bien que l'on puisse craindre de ce procédé qu'il inaugure une Europe à deux vitesses, on est tenté d'y voir le reflet d'une volonté collective, celle d'établir une coopération entre États dans des domaines sans cesse plus nombreux, en facilitant la mise en place d'actions communes à certains pays seulement. Une manière simple de conjuguer les pluralismes juridiques dans une Union bien vaste...
Les efforts de souplesse et d'adaptation ressortent aussi bien dans la jurisprudence de la CJUE qui autorise une recul de son autorité dans des certains cas, voir en ce sens l'arrêt du 16 avril 2016 (affaires jointes C-404/15 et C-659/15 PPU Pál Aranyosi et Robert Căldăraru) qui retient que « l'exécution d'un mandat d'arrêt européen doit être reportée s'il existe un risque réel de traitement inhumain ou dégradant en raison des conditions de détention de la personne concernée dans l'Etat membre d'émission du mandat ».[13]
Pour conclure, l'ère du repli souverainiste semble bel et bien vouloir s'imposer. On peut voir dans cette retraite une volonté virtuellement émancipatrice et véritable matrice des discours de démagogie qui fleurissent dans la majorité des pays européens. Des pays qui hier encore semblaient convaincus de leur intégration à l'Union Européenne.
Enfin permettez moi à la lumière des événements en cours en Ukraine de saluer la grande mansuétude de la société civile polonaise qui, plus encore qu'ailleurs, semble vouloir nous rappeler que l'Union et son droit peuvent participer a édifier un ordre mondial universaliste et pluraliste. Saluons enfin l'incroyable capacité de notre riche continent qui tente sans relâche de bâtir un pluralisme juridique aussi accommodant que possible pour laisser nos particularismes nationaux s'exprimer. ■
REMARQUES
[1] E. Dubout, « Les règles ou principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France » : une supra-constitutionnalité?, (2010) 3 (83) Revue française de droit constitutionnel, 451-482., https://doi.org/10.3917/rfdc.083.0451
[2] O. de France et M. Verzeroli, Contestations démocratiques, désordre international?, (2017) 2 (106) Revue internationale et stratégique, 41-50., https://doi.org/10.3917/ris.106.0041
[3] D. Dakowska, L'Europe centrale à l'heure du repli souverainiste, (2017) (5) Études, 19-30.
[4] Sur ce theme v. X. Magnon, La révolution continue : le Conseil constitutionnel est une juridiction... au sens de l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, (2013) 96 (4) Revue française de droit constitutionnel, 917-940., https://doi.org/10.3917/rfdc.096.0917
[5] T. Bigot, Consécration du premier « principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France », Dalloz actualités, 20 oct. 2021.
[6] CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Lorraine, req. num. 287110. V. également A. Levade, Le palais Royal aux prises avec la constitutionnalité des actes de transposition des directives communautaires, (2007) (mai-juin) RFDA, 564-577.
[7] CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Lorraine, ibid: « il appartient au juge administratif, saisi d'un moyen tiré de la méconnaissance d'une disposition ou d'un principe de valeur constitutionnelle, de rechercher s'il existe une règle ou un principe général du droit communautaire qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge communautaire, garantit par son application l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué ».
[8] Dans ce sens v. C. Charpy, Droit constitutionnel et droit communautaire. Le statut constitutionnel du droit communautaire dans la jurisprudence (récente) du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État. (Contribution à l'étude des rapports de systèmes constitutionnel et communautaire), (2009) 3 (79) Revuefrançaise de droit constitutionnel, 621-647., https://doi.org/10.3917/rfdc.079.0621
[9] La difficulté peut ici s'expliquer par l'articulation entre la primauté du droit de l'UE (comme dégagé par l'arrêt CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL, aff. 6/64) et la Constitution française, dont l'article 88-1 prévoit que « la République participe à l'Union européenne constituée d'Etats qui ont choisi librement d'exercer en commun certaines de leurs compétences ».
[10] M. Delmas-Marty, L'intégration européenne entre pluralisme, souverainisme et universalisme, (2016) 3 (3) Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 447-454., https://doi.org/10.3917/rsc.1603.0447
[11] F. Dehousse, Le traité de Nice et la déclaration de Laeken, (2001) 1735 (30) 5-44., https://doi.org/10.3917/cris.1735.0005
[12] A. Meyer-Heine, Les clauses d'« opting out » dans le traité de Lisbonne. Les nouvelles dérogations au processus d'intégration communautaire, (2008) (13) Politeia - Les Cahiers de l'Association Française des Auditeurs de l'Académie Internationale de Droit constitutionnel, 491.
[13] CJUE 5 avr. 2016, Aranyosiet Caldaradu, aff. C-404/15 et C-659/15 PPU.
Lábjegyzetek:
[1] L'auteur est Docteur en droit de la Faculté de Droit et Sciences Politiques Aix Marseille Université (France), Enseignante chercheuse invitée, Faculté de Droit ELTE Université Budapest (Hongrie).
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