Megrendelés

Jérôme Chacornac[1]: La « compliance »: conquête ou aveu de faiblesse de l'État de droit?* (Annales, 2022., 69-79. o.)

https://doi.org/10.56749/annales.elteajk.2022.lxi.6.69

Abstract

As an original development in contemporary business law, compliance refers to a set of norms and internal application processes intended to ensure that companies comply with rules of public economic order within their organization and in the course of their operational activities (I). Concentrating as it does on the internal organization of the "large company", it relegates the State to the background in the production and application of the legal norm. This can be observed in the field of its original methods - compliance programs and negotiated justice - (II), but also by the conditions of its elaboration at a transnational level rather than within the national legal orders (III).

Keywords: compliance, whistleblowing protection, compliance programs, deals of justice, transnational Law, anticorruption, arbitration

I. Introduction

Le sujet retenu appelle quelques précisions sur son lien, pourtant bien réel, avec le thème général des « changements de l'Etat de droit », retenu par les organisateurs de ce colloque. Pour le spécialiste du droit des affaires, le thème de l'Etat de droit appelle un effort d'élucidation et paraît a priori assez éloigné de l'évolution des activités économiques. Penser un lien plus particulier entre le développement du droit des affaires et des mutations ou évolutions de l'Etat de droit n'évoque rien de bien défini, quelle que soit d'ailleurs l'acception que l'on donne de la notion, qu'on l'envisage comme la soumission de l'Etat au droit dans l'élaboration de la norme, ou comme l'affirmation des droits et libertés individuelles, assise sur des garanties de sécurité juridique, de protection contre l'arbitraire et de bénéfice de procédures juridictionnelles.[1]

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Il est pourtant une évolution contemporaine marquante du droit des affaires, et plus étroitement peut-être, de la grande entreprise, qui affecte à sans doute la notion d'Etat de droit dans cette double dimension, avec « l'idée » de la compliance. Nous disons « l'idée » car, à proprement parler, la compliance - concept qui justifie à nos yeux le maintien du recours à l'anglais, faute d'équivalent non trompeur ou mutilant en français - ne recouvre aucun domaine académique ou corpus normatif bien défini et paraît, comme telle, bien difficile à définir.

Si la compliance désigne un ensemble de normes et techniques relativement hétérogènes, nous en proposons à un niveau d'une inévitable généralité, la définition suivante : la compliance désigne l'ensemble des normes et des processus internes d'application destinés à assurer le respect de règles d'ordre public économique par les entreprises au sein de leur organisation et à l'occasion de leurs activités opérationnelles.

Cette définition est la nôtre mais en rejoint beaucoup d'autres, largement indéterminées et d'apparence assez bureaucratiques. Elle appelle au minimum trois observations. Tout d'abord, la compliance ne correspond pas à un domaine du droit bien défini. « Nihil novi sub sole », pourrait-on alors dire. Au croisement du droit substantiel et de la procédure, elle présente des enjeux aussi divers que les luttes anticorruption ou antiblanchiment, la prévention des dommages sociaux et environnementaux causés par les entreprises, ou encore la prévention des conflits d'intérêts, la prévention, la détection et la sanction des pratiques anticoncurrentielles, les respects de certaines conditions de travail...[2] Ensuite, la compliance propose fondamentalement une nouvelle approche d'une catégorie de justiciables en ce qu'elle s'intéresse, ultimement, à la « grande entreprise ». Elle aborde l'entreprise non pas selon une dimension formelle, comme une structure faite d'un nombre indéterminé de personnes morales soumises à des responsabilités mais d'un point de vue matériel, comme organisation dont la complexité est intrinsèquement porteuse de périls pour la légalité. Cela amène à une dernière observation, plus inquiète, sur laquelle des positions diférentes peuvent être prises. La logique préventive des règles de compliance est-elle simplement l'expression d'une défaite de la légalité traditionnelle face à certains risques de l'entreprise ? Ou n'en estelle qu'un prolongement, nécessaire et pragmatique, pour afronter la complexité du fonctionnement de la grande entreprise ? La réponse à cette question n'est sans doute pas univoque, en particulier en raison de l'importante considération que la compliance a été d'emblée conçue et inspirée par l'objectif de maîtriser l'activité d'entreprise qui, par leurs dimensions, dépassent les frontières des ordres juridiques nationaux et la seule compétence d'un Etat en particulier.

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En d'autres termes, si elle traduit une quête de renforcement de l'effectivité du droit, elle induit un nécessaire recul de l'Etat comme cadre de production des normes et d'application du droit. Cette brève contribution a pour objet d'en rendre compte en évoquant la manière dont la compliance est un réservoir de méthodes renouvelées d'application de la norme, de respect de la légalité (II.), en même temps qu'elle repose sur une approche de la légalité qui est un dépassement des ordres juridiques nationaux (III.).

II. Le renouvellement des méthodes d'application de la norme

Le renouvellement des méthodes d'application de la norme peut fondamentalement être illustré sur le double terrain des règles d'organisation (1.) et des mutations des sanctions (2.), inspirées par la compliance. Méthodes qui, on va le voir, appellent des appréciations contrastées.

1. Les règles d'organisation

Il est nécessaire de proposer bref inventaire sélectif de certaines règles originales d'organisation [a)] pour envisager les principaux enseignements qui peuvent en être tirés sur le terrain de la légalité [b)].

a) Inventaire

La compliance repose, au-delà des domaines du droit qu'elle rassemble, sur certaines exigences récurrentes d'organisation. Beaucoup pourraient être citées mais, de manière synthétique, on peut en distinguer deux.

La figure transversale: les lanceurs d'alerte

La première technique originale de la compliance qui vient à l'esprit du fait de sa grande transversalité est constituée par l'instauration de mécanismes de signalements internes et la protection des auteurs de signalement. C'est précisément la grande transversalité de ce dispositif de protection qui lui confère aujourd'hui une place si éminente, le lanceur d'alerte étant conçu comme un relais interne à l'entreprise de la détection de la violation de la norme. Les choix contemporains vont en effet à l'élaboration d'un cadre de protection minimum commun à de multiples secteurs, ainsi que l'a exprimé la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union.[3] Tant sa très riche et

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inédite base légale avec ses douze visas[4] que sa riche annexe détaillant les domaines dont la violation peut être signalé révèle la volonté d'ériger la protection des lanceurs d'alerte en technique transversale de respect de la légalité par les entreprises.

Chose remarquable, la igure du lanceur d'alerte demeure malgré tout insaisissable : faut-il voir dans le lanceur d'alerte un mal nécessaire ou un héros des temps modernes ? Un délateur utile à rétribuer ou un modèle de vertu à simplement protéger?[5] Par la formulation particulièrement ambiguë de son objet, la directive précitée s'est bien gardée de trancher, en privilégiant une approche désincarnée plutôt que moralisatrice de l'acte de signalement. La protection du lanceur d'alerte se veut instrumentale, nécessaire à la réalisation des politiques de l'Union, sans nécessité de finalement d'ériger en finalité première la protection du lanceur d'alerte.

Au fond, moins que les éléments de son régime sur lesquels il a fallu s'entendre au moins dans l'Union et qui continue à présenter nombre de divergences en droit comparé,[6] c'est son rôle comme agent d'un système complexe qui a convaincu, sa place comme relais nécessaire d'informations problématique dans un système complexe.

La méthode récurrente: les procédures internes

En surplomb des processus d'alerte et des règles de protection des lanceurs d'alerte, la compliance se matérialise par une technique emblématique et aujourd'hui déclinée au service de inalités multiples, constituée par ce qu'on appellera de manière compréhensive les « procédures internes ». Sont ainsi visés les programmes et plans internes à l'entreprise dont le contenu généralement détaillé en une dizaine d'éléments,

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peut être ramené à trois idées : l'identification des risques, les conditions de détection de leur réalisation et la détermination des mesures permettant d'y obvier.

Sur ce schéma d'apparence simple, des dispositifs désormais nombreux, particulièrement détaillés et procédant de préoccupations distinctes ont été bâtis. Ainsi en va-t-il dans le domaine de la lutte contre la corruption et, plus généralement, contre les atteintes à la probité - qui englobe en droit français un certain nombre d'autres infractions comme le trafic d'influence, la concussion, le favoristisme... -sous le vocable de « programmes de mise en conformité ».[7] Ainsi en est-il allé dès sa conception en droit français au sujet du devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre, dont on sait qu'il a essaimé à l'étranger au point d'être aujourd'hui l'objet d'une proposition de directive européenne.[8] Ce nouveau domaine dit de la « corporate due diligence », repose bien en réalité par l'obligation spécifique faite aux sociétés mères de concevoir et mettre en application des « plans » constitués par autant de règles d'organisation interne permettant la prévention, la détection et le traitement des risques dans les domaines concernés. Au-delà, la même logique de prédisposition en la forme de plan interne s'est trouvée déclinée dans le champ de la mise en æuvre des sanctions internationales dont, en particulier, les mesures de gel des avoirs...[9] dont chacun aura à l'esprit la vive actualité.

b) Appréciation : Une meilleure compréhension de la responsabilité des personnes morales

Ces règles nouvelles peuvent-elles être généralement envisagées comme un changement de l'Etat de droit ? Si elles ont un contenu original, elles n'en demeurent pas moins fondées sur une expression classique de la légalité. Le renouvellement qu'elle manifeste sur le terrain de leur contenu exprime certainement une réalité plus spécifique. Ces règles ne renouvellent pas tant la légalité qu'elles ne traduisent une meilleure compréhension de ce que peut réellement être la responsabilité des personnes morales et de ce que signifie le respect de la loi elles. Le respect de la légalité n'est pas délibératif au sein d'une organisation : il est principe de fonctionnement et, précisément, règle concrète d'organisation.[10] L'avancée est notable qui permet d'admettre que le fait illicite

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susceptible d'être sanctionné à l'encontre d'une personne morale, qu'il soit purement civil ou caractérise une infraction pénale, procède toujours, largement entendu, d'un défaut de conformité.

2. Les dispositifs de sanction négociée

Le renouvellement des méthodes que révèle la compliance se manifeste également sur le terrain des sanctions qui, en différents domaines, traduisent par leur caractère négocié [a)], une certaine défiance à l'égard de la répression traditionnelle [b)].

a) Inventaire

La négociation de la sanction constitue indubitablement une tendance lourde du droit de la compliance. La violation de la règle est un risque opérationnel qui doit être maîtrisé, maîtrise à laquelle les entreprises sont incitées par des procédures dites de « justice négociée ». Dans nombre de domaines. Citons ainsi le droit de la concurrence, avec la procédure de transaction, au voisinage de la procédure de clémence, dont l'esprit est toutefois un peu différent ; citons encore l'avènement en matière financière des procédures dites de composition administrative, permettant d'échapper à toute reconnaissance formelle de responsabilité au titre d'un manquement ; citons enin, dans le champ strictement pénal, l'introduction en droit français d'une procédure à l'imitation des deffered prosecution agreements du droit fédéral américain dans la mise en æuvre du FCPA.[11] Il s'agit de la convention judiciaire d'intérêt public autorisant l'autorité de poursuite à conclure une convention avec la personne morale qui aurait accompli des actes caractérisant un certain nombre d'infractions d'affaires, subordonnant l'extinction de toute possibilité de poursuite ultérieure au paiement d'une amende et à la mise en æuvre, sous le contrôle de l'Agence française anticorruption, d'un programme de mise en conformité.[12] Ce dispositif original en droit français a pourtant déjà eu le temps de

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faire école depuis son introduction par la loi du 9 décembre 2016,[13] avec l'instauration d'un dispositif analogue de suspension de l'exercice de l'action publique sous condition de comportement conforme dans le domaine des atteintes à l'environnement.[14]

Au fond et pour n'en dire qu'un mot, il s'agit, par le biais de l'ensemble de ces mécanismes, de décliner la logique de marché à la sanction elle-même dans une perspective d'alignement de la recherche de rentabilité avec celle de respect de la légalité.

b) Une défiance à l'égard de la menace de répressif étatique

Changement de la logique répressive, certainement. S'agit-il pour autant d'une avancée ou d'un recul de l'Etat de droit ? Cette politique de sanction soulève ici une vraie difficulté à la fois de principe, et d'image. Sur le principe, c'est le respect même de la légalité qui est finalement mis de côté. A la différence d'autres alternatives aux poursuites d'inspiration américaines, dans lesquelles le justiciable reconnaît sa culpabilité contre une procédure plus rapide et une sanction peut-être réduite, des mécanismes comme la de reconnaissance de culpabilité. C'est la sanction sans la culpabilité ; une punition atténuée et amputée du stigmate de l'établissement formel de la responsabilité pénale.

En termes d'image, le problème est en vérité double. Tout d'abord, dans le souci de préserver l'image des entreprises, les organes répressifs de l'Etat se trouvent relégués à un rôle de négociation plutôt que d'institution efficace de dissuasion par la sanction. Ensuite, dans le souci d'améliorer la réforme des entreprises de l'intérieur, on les autorise parfois à s'acheter une respectabilité sans possibilité de mise en cause des personnes physiques : récemment, la CJIP conclue par LVMH et validée le 17 décembre dernier a fait l'objet de critiques relayées jusque dans la grande presse,[15] en raison de son effet conduisant à exclure toute poursuite pour trafic d'influence contre un ancien directeur du renseignement intérieur.

Sans doute faut-il se garder de juger trop sévèrement ces mécanismes nouveaux de justice négociés comme un recul de l'Etat de droit. Ils ont certainement pour indiscutable avantage le réalisme des insuffisances de la menace de la sanction et une meilleure prise en compte de la dimension incitative pour les entreprises de maîtriser le risque pénal par un esprit de collaboration avec les autorités de poursuite.[16] Au-delà, et sans doute

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plus fondamentalement, il faut se garder de tout manichéisme car le déicit de dissuasion au niveau étatique se trouve finalement compensé par un surcroît d'effectivité des sanctions au niveau international. Au fond, peut-être qu'ils invitent à observer non pas un changement de l'Etat de droit mais une évolution de la place l'Etat, comme sujet souverain du droit international public et acteur de la mise en æuvre de la règle de droit.

La soumission au droit n'est au fond, plus strictement l'affaire des ordres juridiques nationaux.

III. Le dépassement des ordres juridiques nationaux

La mise à l'épreuve de cette idée forme donc l'objet de ce second temps, plus bref, de la réflexion consacrée à la dimension transnationale de la compliance. C'est par ses méthodes qu'ont été construits des standards juridiques mondiaux, dans certains domaines et, en particulier, dans le premier d'entre tous : celui de la lutte anticorruption (1.). Il faut le mesurer pour comprendre comment la compliance est aujourd'hui un véhicule de diffusion de valeurs, au-delà du seul cadre des ordres juridiques nationaux, ainsi que le révèle pratique de l'arbitrage international (2.).

1. Le rapprochement des méthodes : l'exemple de la lutte anti-corruption

La corruption n'est pas un péril qui doit être abordé au niveau d'un Etat par ses périls caractéristiques : fausser la concurrence, ralentir le développement en encourageant la dilapidation des fonds publics et, ultimement, nourrir l'instabilité politique par un déicit démocratique.

Mais pour lutter contre les comportements à l'étranger, il a fallu des emprunts de méthode à une législation fondatrice : le FCPA, promulgué le 19 décembre 1977 en réaction au scandale né des conditions de financement de la vie politique américaine mises à jour après l'épisode du Watergate.[17] Rétrospectivement, il apparaît bien, selon les mots d'un auteur, que c'est cette législation qui a généré des initiatives aux niveaux international comme nationaux, au point de constituer « l'émergence d'un standard mondial ».[18] En dépit de l'échec inaugural du projet de convention multilatérale sur les paiements illicites élaboré en 1979 par le Conseil économique et social des Nations unies, nul n'ignore

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aujourd'hui le développement maintes fois retracées des instruments internationaux régionaux puis globaux s'étant inspirés du FCPA:[19] adoption le 21 novembre 1997 par l'OCDE et entrée en vigueur en 1999 de la Convention sur la corruption des agents publics étrangers dans le cadre de transactions commerciales internationales, Conventions pénale et civile sur la corruption ouvertes à signature en 1999 au niveau du Conseil de l'Europe[20] assorti d'un mécanisme de suivi particulier constitué par les cycles d'évaluation du Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), et, finalement, convention dite « de Merida » contre la corruption adoptée par l'assemblée générale de l'ONU en le 31 octobre 2003 qui compte à ce jour 178 Etats signataires.[21]

Quel est le résultat ? Un alignement des solutions de fond mais aussi et peut-être surtout des techniques et méthodes de répression dont, en particulier, celle évoquée en première partie consistant, avec des variantes, à soumettre l'extinction de l'action publique au respect par l'entreprise de programmes de mises en conformité, dans le cadre de la conclusion d'un accord, logique finalement suivie tant par un mécanisme comme le DPA que par la CJIP.

La répression de la corruption s'opère donc désormais dans un cadre processuel multinational harmonisé, ainsi que l'a révélé avec éclat une affaire mettant en cause l'avionneur Airbus. Affaire emblématique s'il en est, qui portait sur les pratiques internationales de corruption pour l'obtention de commandes d'avion dans le monde entier, par corruption d'agents publics étrangers, organisée par une filiale du groupe. Ce système avait été mis en lumière par l'entreprise elle-même qui entreprit à la fois de faire évoluer ses procédures internes et de se rapprocher des différentes autorités de poursuites intéressées au nombre desquelles le Département of Justice américain, le Serious Fraud office anglais et le procureur de la national financier français (PNF). L'issue donnée fut le prononcé d'une triple sanction au titre des faits commis dans les différents Etats, par le biais d'accords d'extinction des poursuites dont, en France, une CJIP.[22]

Cette indiscutable couverture internationale, preuve d'efficacité, a ainsi pour vertu de mettre fin à l'indémodable reproche adressé aux Etats-Unis de faire fonction

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de gendarmes du monde sur la base de lois extraterritoriales excessivement conquérantes. Cela n'en pose pas moins de sérieuses interrogations qu'on se limitera ici à formuler. Quelle est la légalité des accords de coopération entre régulateurs en vertu desquels ceux-ci se partagent le gâteau de la sanction ? En conséquence, quelle est alors la rigueur de l'évaluation de la sanction prononcée par chaque autorité ? L'ajout de la négociation horizontale entre autorités, à la négociation verticale avec l'entreprise justiciable, fait bien redouter ultimement une corrélation assez peu rigoureuse entre la sanction et ses effets.

Il apparaît ainsi qu'à une échelle internationale, la compliance soulève un indiscutable problème de légalité, tenant en particulier dans le respect du principe non bis in idem. Elle offre cependant un avantage inattendu. Elle n'est pas simplement un réservoir de méthodes mais un puissant véhicule de valeurs.

Et je conclurai là-dessus en m'appuyant sur la pratique de l'arbitrage international.

2. L'extension des valeurs : l'arbitrage international

Le libéralisme des conceptions françaises en matière d'arbitrage international est connu.[23] On sait le rôle relativement restreint qui est fait à l'intervention des juridictions étatiques dans la procédure arbitrale en raison des compétences réduites du juge d'appui ; on sait aussi la faveur donnée en jurisprudence à la mise en æuvre de règles matérielles, plutôt qu'à des règles de conflits de lois, pour déterminer la validité de la convention d'arbitrage. On pense encore aux solutions bien singulières de la jurisprudence française en vertu desquelles les sentences étrangères peuvent recevoir exequatur alors même qu'elles auraient été annulées par les juridictions de l'Etat du siège, allant ainsi bien au-delà des dispositions déjà favorables du droit conventionnel à la matière.[24]

Ce libéralisme s'étend-il au point de réduire au strict minimum le contrôle des sentences sur le terrain des valeurs ?

Il s'agirait évidemment d'une déduction rapide et caricaturale. Le fait est cependant qu'une évolution d'importance est en cours dans la jurisprudence française pour renforcer l'expression de certaines valeurs dans le droit français de l'arbitrage et lui permettre de constituer un véhicule d'interdits généraux du commerce international. Depuis une dizaine d'années, une jurisprudence plus exigeante tend à se développer pour contrôler plus en profondeur les sentences internationales et fréquemment en prononcer l'annulation sur le terrain de la non-conformité de leur reconnaissance ou

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de leur exécution à l'ordre public international.[25] Il le fait dans une double direction. Dans une direction répressive, la cour de cassation impose désormais au juge de l'annulation de rechercher les éléments établissant des pratiques de corruption[26] ou de blanchiment.[27] Dans une direction d'ordre public économique, la Cour d'appel de Paris a accepté d'annuler une sentence arbitrale ayant donné effet à des contrats obtenus en violations de législations en matière d'investissement, mises en æuvre à titre de lois de police étrangères.[28]

S'il n'est pas question ici de discuter le bien-fondé et les difficultés soulevées par cette évolution, il faut à tout le moins s'efforcer de comprendre ce qu'elle révèle. L'internationalisation des valeurs par leur intégration aux processus internes des entreprises conduit à en sanctionner le respect jusqu'en dehors des juridictions étatiques. Il n'est pas sûr que le concept d'Etat de droit soit absent ou affaibli mais il est devenu peut-être insuffisant à rendre compte du niveau auquel le respect de certaines valeurs s'exprime. L'exigence véhiculée par le concept dépasse, en définitive, les possibilités institutionnelles des Etats nations. ■

REMARQUES

* Cet article est la version écrite de l'intervention orale donnée le 24 mai 2022 lors du Colloque organisé par ELTE Budapest - Changement de l'Etat de droit - ELTE Aula Magna (1053 Budapest, Egyetem tér 1-3.).

[1] Sur la notion elle-même, on se limite à renvoyer à l'exposé qu'en a proposé notre collègue Eric Martin en ouverture de cette journée : v. dans ces annales, Martin, Eric, Les racines philosophiques de la notion d'Etat de droit, (2022) (61) Annales Universitatis Scientiarum Budapestinensis de Rolando Eötvös Nominatae - Sectio Iuridica, 7-24., https://doi.org/10.56749/annales.elteajk.2022.lxi.I.7

[2] A ce titre, un rappel de toutes les sources sollicitées est tout bonnement impossible. En l'état, un effort de volumineux rassemblement a été proposé par un éditeur juridique en France, les éditions Dalloz, sous l'appellation « Code de la compliance », édité depuis 2021. Si cette initiative éditoriale est certainement bienvenue, la consultation de ce « code éditeur » révèle mieux que tout autre l'éparpillement des domaines intéressés par les processus de compliance.

[3] Directive récemment transposée en droit français par la Loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte.

[4] Sur les raisons institutionnelles de ces visa, L. Robert, Vers un statut harmonisé du lanceur d'alerte -Analyse critique de la directive sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union, in J. Chacornac (dir.), Lanceurs d'alerte - Regards comparatistes, vol. 21 du Centre français de droit comparé, (Société de législation comparée, 2020) 156. ; plus spécialement, pour une évocation de l'ensemble des difficultés rencontrées au cours de l'élaboration du texte devant les institutions européennes, J. Vallet-Pamart, Genèse de la directive protégeant les lanceurs d'alerte, (2019) (4) Revue des affaires européennes, 681-697.

[5] N. Warembourg, Le sycophante, un lanceur d'alerte ? Remarques historiques sur la délation et le délateur dans l'Athènes démocratique, in M. Disant et D. Pollet-Panoussis (dir.), Les lanceurs d'alerte, Quelle protection juridique ? Quelles limites?, (LGDJ, 2017) 53. Dans le même ouvrage, N.-M. Meyer, Lanceurs d'alerte, les enjeux démocratiques, 393. Adde, G. Campbell, Snitch or savior? How the modern cultural acceptance of Pharmaceutical company employee external whistleblowing is reflected in Dodd-Franck and the affordable care act, (2013) 15 (2) University of Pennsylvania Journal of Business Law, 565-597. V. sur cette question, D. Lochak, L'alerte éthique entre dénonciation et désobéissance, (2014) AJDA, 2236 ; J.-P. Feogle, Lanceur d'alerte ou « leaker » ? Réflexions critiques sur une distinction, (2016) (10) Revue des droits de l'homme, in Dossier thématique : Les lanceurs d'alerte et les droits de l'Homme Apport du droit comparé et international ; du même auteur, Le lancement d'alerte dans les traditions juridiques américaines et françaises, in Lanceurs d'alerte, Regards comparatistes, préc., spéc. 37., distinguant les conceptions démocratiques et managériales du lanceur d'alerte.

[6] V. Lanceurs d'alerte - Regards comparatistes.

[7] En particulier depuis la loi dite « Sapin 2 » du 9 décembre 2016, une loi particulièrement importante en ce qu'elle a, de façon plus générale, parachevé de manière bien tardive l'alignement du droit français sur les standards internationaux de lutte contre la corruption issus de la Convention de Merida, sur lesquels v. infra.

[8] Proposal for a Directive on corporate sustainability due diligence and annex, principalement, articles 4-9, 23 février 2022 [COM(2022)71 final, 2022/0051(COD)].

[9] Ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition : l'obligation faite par un nouvel article L.562-4-1 aux personnes mentionnées à l'article L.561-2 de mettre en place une organisation et des procédures internes pour la mise en æuvre des mesures de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition ou d'utilisation des fonds ou ressources économiques, et d'en prévenir le contournement et dans leurs succursales établies en dehors du territoire national.

[10] A ce titre, avait un intérêt tout particulier une disposition figurant dans le Projet de réforme de la responsabilité civile présenté par la Direction des affaires civiles et du Sceau le 13 mars 2017. Une disposition spécifique devait être le siège d'une définition particulière de la faute pour les personnes morales, à l'article 1242-1, aux termes duquel « La faute de la personne morale résulte de celle de ses organes ou d'un défaut d'organisation ou de fonctionnement ». Si cette disposition exposait du fait de sa grande généralité les entreprises à une certaine insécurité, elle n'en avait pas moins le mérite de justement caractériser le fait générateur imputable à une structure par hypothèse dépourvue de discernement et de volonté délibérative propre. Elle était un compte rendu juste des nouveaux faits générateurs de responsabilité spéciaux reconnus en législation, en particulier sur le terrain du devoir de vigilance. L'accueil majoritairement défavorable qu'a fait la doctrine à cette innovation en a eu raison : elle ne figure pas dans la proposition de loi n° 678 portant réforme de la responsabilité civile, enregistrée à la Présidence du Sénat le 29 juillet 2020...

[11] Foreign Corrupt Practices Act of 1977, as amended, 15 U.S.C. §§ 78dd-1, et seq. (« FCPA »).

[12] V. art. 41-1-2 du Code de procédure pénale.

[13] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

[14] V. art. 41-1-3 du Code de procédure pénale, ayant introduit la convention judiciaire d'intérêt public environnementale.

[15] V. J. Lefilliâtre, François Ruffin face à LVMH: l'amende « produit pour Bernard Arnault un sentiment d'impunité », Libération, 10.05.2022., https://www.liberation.fr/societe/police-justice/au-tribunal-ruffin-face-a-lvmh-lamende-produit-pour-bernard-arnault-un-sentiment-dimpunite-20220510_6SGICOFQYNGO3HECTHY3UJZEIQ/ (consulté le : 30.12.2022).

[16] En ce sens, la défense du mécanisme exposée par Transparency international, le 2 juin 2022, en réaction à l'émoi provoqué par l'affaire précitée, « Le dévoiement de la CJIP dans « l'affaire LVMH / Squarcini » ne doit pas condamner cet outil essentiel à la lutte contre la corruption », https://transparency-france.org/actu/justice-le-devoiement-de-la-cjip-dans-laffaire-lvmh-squarcini-ne-doit-pas-condamner-cet-outil-essentiel-a-la-lutte-contre-la-corruption/#.YzdQ4nbMJPY (consulté le : 30.12.2022).

[17] Un travail d'une très grande utilité a récemment été réalisé en langue française sur la confrontation du dispositif américain de lutte contre la corruption au dispositif français, ouvrage qui constitue par ailleurs en lui-même une exposition synthétique du droit américain d'une grande clarté : E. Breen, FCPA - La France face au droit américain de la lutte anti-corruption, Joly éditions, 2017, et, spéc., sur les origines du FCPA, n° 3, 16-17.

[18] Ibid., 13., intitulé du premier chapitre.

[19] En dernier lieu, ibid. n° 11 et s., 22 et s.

[20] La convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption, signée à Strasbourg le 27 janvier 1999 a été ratifiée par la loi n° 2005-104 du 11 février 2005. Texte dont on pourrait encore rapprocher d'autres instruments régionaux telle la convention interaméricaine contre la corruption, entrée en vigueur en 1997.

[21] Ratifiée par la loi n° 20 05-743 du 4 juillet 2005 et publiée par le décret n° 2006-1113 du 4 septembre 2006. On pourrait encore évoquer la production des organisations non gouvernementales dont, en particulier, les recommandations de la CCI en vue de lutter contre la corruption : D. Carreau et P. Juillard, Droit international économique, 5[e] éd., (Dalloz, 2013) 60, n° 153.

[22] V. la Convention judiciaire d'intérêt publique conclue entre le Procureur de la République financier près le Tribunal judiciaire de Paris et Airbus SE, représentée par John Harrison, Group General Counsel, 29 janv. 2020, REF. PNF 16 159 000 839. Le montant de l'amende prononcée en France, de plus de 2 milliards d'euros, prend ainsi en compte les montants arrêtés par le DOJ américain et le SFO anglais à hauteurs respectives de plus de 900 millions et plus de 500 millions d'euros.

[23] V. pour un exposé du droit français, assorti de la nécessaire perspective critique, l'ouvrage de référence de MM. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l'arbitrage interne et international, 2[e] éd., (LGDJ-Lextenso, 2019).

[24] On pense bien évidemment à la Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères Conclue à New York le 10 juin 1958.

[25] Il s'agit du cas d'annulation prévu à l'article 1520, 5° du Code de procédure civile.

[26] V. l'affaire Gulf Leaders (CA Paris, 4 mars 2014, n° 12/17681, D. 2014. 1967, obs. S. Bollée, et D. 2014. 2541, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2014. 955, note L.-C. Delanoy ; Cah. arb. 2014. 359, note P. Pedone et J. Fouret ; 14 oct. 2014, n° 13/14076, D. 2014. 2541, obs. T. Clay ; 4 nov. 2014, n° 13/22288, D. 2014. 2541, obs. T. Clay ; RTD com. 2015. 67, obs. E. Loquin ; Rev. arb. 2015. 543, note A. de Fontmichel ; 21 févr. 2017, n° 15/01650, D. 2017. 2054, obs. S. Bollée, et 2559, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2017. 915, note M. Audit et S. Bollée ; RDC 2017. 304, note X. Boucobza et Y.-M. Serinet ; JDI 2017. 1361, note E. Gaillard) et plus encore avec l'affaire Indagro : Paris 27 sept. 2016, n° 15/12614, SA Ancienne Maison Marcel Bauche c/ Indagro, Rev. arb. 2017. 942 et Civ. 1[ère], 13 sept. 2017 : JDI 2017, comm. 20, p. 1361 (1[ère] esp.), note E. Gaillard ; JCP G 2017, 1326, n° 5, os. Ch. Seraglini ; D. 2017, p. 2571, obs. T. Clay.

[27] Avec l'affaire Belokon, Civ. 1ère, 23 mars 2022, n° 17-17.981 : Banque & Droit, obs. J. Chacornac, n° 203.

[28] CA Paris 16 janv. 2018, n° 15/21703, Société MK Group c/ SARL Onix, D. 2018. 1635, note M. Audit ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d'Avout et S. Bollée ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. 883, note S. Bollée.

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[1] L'auteur est Maître de conférences à l'Université Paris-Panthéon-Assas.

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